Dossier Alternatives

Les basses technologies, c’est politique !

Guillaume Gamblin

L’univers des basses technologies ouvre aussi des perspectives sociales et politiques prometteuses, de l’échelon individuel à celui de la société… et même des rapports mondiaux.

Les basses technologies se fondent sur « une pensée critique de la haute technologie et des dérives du système industriel », estiment des membres de l’association Ingénieurs engagés, qui poursuivent : « Des caractéristiques du système économique et industriel classique sont fondamentalement incompatibles avec la philosophie low tech : la recherche de maximisation du profit, la privatisation des connaissances et des techniques, la nécessité de croissance, la volonté d’uniformisation » (1). Les basses technologies seraient-elles anticapitalistes et décroissantes ?

Des trajectoires personnelles qui se politisent

Briac Le Guillou est membre de l’antenne de Boulogne-Billancourt du Low tech lab, association qui cherche à démocratiser les basses technologies. Il a d’abord travaillé comme « ingénieur projets » dans une grande compagnie avant de se tourner vers les basses technologies. Mais pour lui comme pour beaucoup d’autres ingénieur·es, qui continuent à être formé·es dans une perspective « high-tech », la formation initiale et son travail restaient trop théoriques et pas assez pratiques. Il avait envie de retrouver le goût des matériaux, de se réapproprier le sens de son activité. Alors qu’avant, il travaillait au service des objectifs d’une grande entreprise, il a l’impression, avec les basses technologies, de pouvoir « rediriger la vision à long terme de la société ».
L’un des enjeux actuels est d’arriver à vivre des basses technologies et à créer des débouchés dans ce domaine. Mais il importe de ne pas limiter les basses technologies au milieu des ingénieur·es. Des personnes de multiples horizons se les approprient, les utilisent, organisent des formations. Aurélie, l’une des animatrices de L’Atelier du Zéphyr, à la Ferme de la Maladière, dans la Loire, explique qu’elle a appris les basses technologies en se formant auprès d’artisans. « Il faut dissocier les low tech des ingénieur·es », insiste-t-elle. Lors de l’atelier de construction d’un cuiseur solaire auquel nous assistons, les participant·es sont autant des habitant·es du coin que des bricoleu·ses qui se sont formé·es sur le tas.

Repolitiser le rapport aux machines

Les basses technologies participent d’une repolitisation du rapport aux machines. Ainsi, dans Reprendre la terre aux machines, les membres de L’Atelier paysan estiment que « la machine agricole est un impensé politique ». Elle est un facteur structurant de l’évolution de l’agriculture, mais étonnamment ignoré. Pourtant, « le rôle de celle-ci est essentiel dans la possibilité d’abaisser les coûts de production ». Les technologies agricoles « conditionnent l’organisation productive bien au-delà de leur simple usage », soumettant les pratiques paysannes à la quantification et au fractionnement. « La pensée industrielle rend l’obligation de monoculture implacable par les techniques et technologies qu’elle impose » (2).

De l’échelon individuel à l’échelle collective

La petite échelle permet de relocaliser, décentraliser, se réapproprier des pratiques, échapper aux logiques d’industrialisation, etc. (3). Cependant, l’un des enjeux des basses technologies est de ne pas en rester à des pratiques individuelles vertueuses mais d’irriguer le plus largement possible la société pour la transformer.
Beaucoup d’associations et d’act·rices des basses technologies sont centré·es sur l’échelon individuel ou microcollectif. Il s’agit de construire (ou d’apprendre à construire) des technologies utiles pour un foyer ou une communauté réduite de personnes : installations énergétiques, domestiques, épuration des eaux usées, etc.
La multiplication de ces pratiques individuelles ou microcollectives est intéressante mais pas suffisante par elle-même. Il y a un enjeu à penser les basses technologies à l’échelle d’une organisation collective plus large : entreprise, commune et au-delà. La démarche se transforme alors. Il ne s’agit plus de penser l’objet et les différences de pratiques qu’il induit à petite échelle (s’adapter au rythme de la cuisson solaire, par exemple) mais de repenser les processus, l’organisation sociale (organiser des cantines de quartier, par exemple). Pour cela, « il faut partir des innovations les plus acceptées socialement, comme les composteurs, puis les toilettes sèches, etc., plaide Briac Le Guillou, du Low tech lab. Ne pas imposer ni forcer. Commencer avec ceux qui le veulent ». Selon lui, l’échelle de la ville peut nécessiter une certaine industrialisation des basses technologies.

Leviers politiques et normatifs

La dimension politique est essentielle. « La puissance publique possède d’énormes moyens d’action : le pouvoir normatif et réglementaire ; les choix fiscaux et les mécanismes de soutien à l’innovation ; le pouvoir prescriptif à travers la commande publique ; et même le pouvoir d’exemplarité et d’entraînement », estime Philippe Bihouix (4). Il critique par exemple le choix qui est fait d’ « encourager l’usage du numérique à l’école dans toutes les matières (et générer des tombereaux de déchets électroniques ingérables), sous prétexte de modernité, alors qu’aucune étude scientifique n’a pu à ce jour démontrer qu’on apprend mieux avec un ordinateur ou une tablette qu’avec un livre ».

Mettre les basses technologies au service de la solidarité

Une autre manière de politiser les basses technologies est de les mettre au service de l’égalité sociale et de la lutte contre les injustices au niveau de l’accès aux besoins, etc. C’est l’ambition de la Manufacturette. Cette association née en 2017 autour de la promotion de l’autoconstruction et des basses technologies s’est lancée avec l’association La Myne dans le projet d’un Village tremplin dans la commune de Villeurbanne (Rhône), pour l’hébergement transitoire de personnes primoarrivantes (5). L’idée, explique Yolaine Raymond, l’une des initiatrices du projet, est qu’ « il est possible de mettre à profit des friches pour loger sans attendre le ‘dur’ ». Et que les solutions écologiques ne sont pas réservées à une « élite » (6). À Briançon, l’association Eko met les basses technologies au service des réfugié·es afin d’améliorer leur autonomie et leur résilience (7).

Réajuster les rapports Nord-Sud et éviter des guerres

À cause du coût et de l’extrême complexité des technologies mises en œuvre, et via la logique des brevets, le système technicien tel qu’il est organisé actuellement concentre les technologies dans les mains des grandes entreprises et corporations. Cette logique génère des inégalités internationales entre des importateurs dépendants (notamment les pays du Sud) et des exportateurs en situation de pouvoir et de monopole, comme l’a analysé le réseau Ritimo (8). Les basses technologies permettent potentiellement d’atténuer ce rapport de domination. Les innovations en basses technologies viennent souvent de pays du Sud, inversant la logique habituelle. Elles sont simples à reproduire, peu coûteuses et se diffusent sans brevets, limitant ainsi les monopoles privés sur leur diffusion.
Au niveau des rapports internationaux, les basses technologies peuvent avoir également leur rôle à jouer pour éviter des guerres, estime Philippe Bihouix : « Une transition à base de sobriété et de low tech aurait l’avantage de contribuer à apaiser les tensions internationales, actuelles ou à venir, sur les matières premières (cobalt ou tantale en République démocratique du Congo, lithium du triangle Chili-Bolivie-Argentine, terres rares chinoises, platinoïdes de Russie et d’Afrique du Sud…) » (9).

Guillaume Gamblin

(1) « Un autre récit du progrès : la perspective low tech », Nicolas, Sophie, Michel et Judith, sur ingenieurs-engages.org.
(2) Reprendre la terre aux machines —. manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, L’Atelier paysan, Seuil, 2021, p.115-123
(3) L’une des sources d’inspiration du courant des basses technologies est le livre de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful, qui, dès 1973, appelait à des technologies à taille humaine et respectueuses des milieux vivants. Small is beautiful — une société à la mesure de l’homme, traduit de l’anglais par Danielle et William Day et Marie-Claude Florentin, Contretemps/Le Seuil, 1979.
(4) « Start-up nation ? Non, low-tech nation ! », Philippe Bihouix, Socialter, hors-série Low-tech, 2019, disponible sur www.socialter.fr.
(5) Pendant quatre ans, dix personnes par an ont été hébergées dans des dômes géodésiques individuels, sur une friche aménagée. Construits par des chantiers participatifs, en ossature de bambou, bien isolés et confortables, ces logements consomment 30 % d’énergie de moins qu’un logement traditionnel.
(6) Un dôme collectif et des équipements mutualisés en basse technologie viendront compléter le dispositif, ainsi qu’un accompagnement des collectivités locales.
(7) Eko, https://asso-eko.org
(8) « Des technologies appropriées aux technologies réappropriées », Elleflane, sur www.ritimo.org
(9) Philippe Bihouix, op. sit.

Pour aller plus loin :

• La Semaine des alternatives low tech est organisée chaque année depuis 2020 par Ingénieur·es engagé·es et OseOns. https://ingenieurs-engages.org, salt@ingenieurs-engages.org
• Low tech lab, 1, rue des Senneurs, 29900 Concarneau, https://lowtechlab.org, hello@lowtechlab.org
• L’Atelier du zéphyr, Ferme de la Maladière, 42140 Saint-Denis-sur-Coise, contact@atelierduzephyr.org, http://atelierduzephyr.org
• L’Atelier paysan, ZA des Papeteries, 38140 Renage, tél. 04 76 65 85 98, https://latelierpaysan.org
• La Manufacturette, L’Autre soie, 24 rue Alfred-de-Musset, 69100 Villeurbanne, https://la-manufacturette.co
• Picojoule, 73 chemin Mange-Pommes, 31520 Ramonville-Saint-Agne, http://www.picojoule.org. L’association promeut et expérimente de petites installations de méthanisation.
• À la bricole, http://ateliers-alabricole.fr, 40 avenue du Professeur-Grasset, 34090 Montpellier. Lieu pour bricoler : vélos, bois, savon, petit électroménager, cuir, mosaïques.
• Atelier du soleil et du vent, 57 avenue de Poitiers, 86600 Lusignan, tél. : 09 50 86 32 89, https://atelierdusoleiletduvent.org. Formations, conceptions et réalisations en énergies renouvelables.
• Entropie, Cap Berriat, 5 rue Georges-Jacquet, 38000 Grenoble, www.asso-entropie.fr, entropie@gresille.org. Design libre, autoconception et autoproduction, stages et formations.
• Alter éco, Échovert, Le Moulin des prêtres, chemin des Canaux, 30600 Vauvert, www.altereco30.com. Stages, diffusion de manuels de construction d’outils pour l’autonomie, etc.
• Low tech nation, un site animé par Émilien Bournigal, explore dans une démarche prospective les futurs à base de basses technologies, et notamment les métiers de demain, https://lowtechnation.com
• Low tech magazine, média en ligne ‘en anglais) qui compile des techniques du passé aux performances étonnantes. www.lowtechmagazine.com
• Le Barefoot College, « collège des pieds nus », créé en Inde et présent dans de nombreux pays du Sud, forme les femmes pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés en milieu rural : eau propre, énergie, etc. www.barefootcollege.org

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