Dossier Agriculture Alternatives Communautés Féminismes

La Cabrery, des vins nature anticapitalistes et féministes

Lola Keraron

La coopérative La Cabrery produit des vins nature mais aussi des légumes, du bois, du fromage et du pain, dans une perspective anti-capitaliste et féministe. Reportage dans cette ferme collective de Longo Maï, située à Vitrolles-en-Lubéron, dans le Vaucluse.

Fiche d’identité :
Localisation : Vitrolles-en-Lubéron, 162 habitant·es, dans le Vaucluse
Création : 1993
Statut : association
Surface : 23 ha, dont 8 ha de vignes, une cave, un atelier de mécanique, un atelier de transformation de pain et de fromage.
Habitant·es : 18 personnes dont 4 enfants
Principale activité commerciale : viticulture et vinification, 12 000 bouteilles de vin nature par an
Autres activités : maraîchage, culture de blés anciens, d’oliviers, élevage de chèvres, poules, brebis, transformation (pain, fromage, huile d’olive, etc.), foin et production de bois de chauffage.

Les vignes prennent une couleur dorée sous la lumière de fin de journée. Une maison apparaît, couverte de fleurs violettes de passiflore, entourée d’oliviers et d’arbres fruitiers. Je suis arrivée à La Cabrery, un vignoble collectif situé à Vitrolles-en-Lubéron, dans le Vaucluse. En ce moment, 18 personnes, dont quatre enfants, vivent dans la maison principale ou dans des habitats légers aux alentours, auxquelles s’ajoutent de nombreux individus de passage.
Longo Maï a acquis cette ferme de 23 ha en 1993, dans le but de produire du vin pour alimenter sa caisse commune. Depuis, la production s’est beaucoup diversifiée avec le maraîchage, la culture de céréales, l’élevage de poules et de chèvres et la transformation de pain et fromage pour l’autoconsommation. Lucile me fait visiter les 8 ha de vignes, de huit différents cépages, qui sont cultivés en bio et sans aucune irrigation : « Les vignes sont obligées d’aller chercher l’eau en profondeur. Ça produit moins, mais avec plus d’arômes. C’est une hérésie d’arroser la vigne. Et pourtant, c’est ce qu’ils font tous, à côté, car c’est ce qui est soutenu à fond par le système conventionnel. »
La coopérative transforme la majorité de ses raisins sur place (1), sans ajouter de sulfites, d’enzymes ni de levures. Elle vend ses vins natures à la ferme, sur des marchés, foires locales, sur commande, ainsi que dans des magasins de producteurs et chez des cavistes locaux. « On sait tout l’amour qu’on met dans nos vins, mais on ne sait pas estimer leur valeur en terme économique, vu qu’on ne se paie pas », explique Lucile. Le collectif s’est aligné sur le prix du marché, c’est-à-dire entre 8 et 14 euros la bouteille. « Je serais favorable à augmenter le prix du vin et demander plus d’argent aux personnes aisées, afin de faire plus des cuvées de soutien pour des lieux solidaires de Marseille », estime la jeune vigneronne.

Chacun selon ses besoins

Les habitant·es de La Cabrery sont entièrement pris·es en charge par l’association. Chaque personne est nourrie, logée et s’implique comme elle le désire. Quand une personne a besoin d’argent, elle se sert dans une caisse commune en indiquant sur un carnet le motif de cette dépense, sans même préciser son nom. Une application très concrète de l’adage libertaire « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Un fonctionnement qui surprend dans notre société individualiste. Est-ce qu’il arrive que certaines personnes ne fassent rien ? « C’est très rare, répond Luna, une autre habitante. Les personnes viennent ici parce qu’elles ont envie de contribuer au projet. »
Les coopératives de Longo Maï ont deux principales sources de financement : d’un côté, la vente de leur production (en l’occurrence le vin) et, d’autre part, un réseau de mécénat privé via une fondation suisse. Celle-ci soutient les coopératives Longo Maï, leur activités d’accueil, leurs combats politiques et des initiatives amies. Cette fondation verse à chaque coopérative une aide mensuelle pour ses frais réguliers ainsi que des aides ponctuelles dans l’année, lorsque des investissements sont jugés nécessaires (2). Des délégué·es des dix coopératives Longo Maï se réunissent chaque année lors d’une « intercoop » pour décider de la répartition du budget entre elles. « On aimerait moins dépendre des collectes de dons en Suisse mais c’est l’inverse qui se passe car le groupe grandit et des enfants sont arrivés », constate Lucile. Entre 2014 et 2020, la part des ventes dans le budget total de La Cabrery est passée d’environ 60 % à 50 %. Si ce fonctionnement économique reste un vaste sujet de débat, il a l’avantage de libérer le temps des habitant·es pour mener des activités politiques.

Des luttes locales à celles des « sans-papiers »

Début 2022, La Cabrery s’est associée à un ensemble de collectifs et d’organisations qui avaient choisi de mutualiser leurs forces pour lutter aux côtés de l’association Terres vives Pertuis contre l’extension d’une zone commerciale qui bétonnerait 84 ha de terres dans la commune de Pertuis (3). Ces collectifs mènent une série d’actions de soutien : la manifestation au salon de la patate, semis pirates sur les terres menacées, en passant par une occupation de maisons expropriées. « On pensait que c’était très gentillet : trois maisons étaient squattées et on cultivait des patates. On s’est rendu compte récemment que la Zone à Patates de Pertuis fait partie de la quinzaine de sites les plus surveillés en France », constate Lucile (4). Le projet est actuellement à l’arrêt et, même si les occupant·es des maisons ont été expulsé·es, la dynamique créée entre les différentes organisations se poursuit.
Les coopératives Longo Maï ont toujours accueilli des exilé·es et accompagné des structures et associations en faveur du droit d’asile. « Grâce à Longo Maï, tout va bien », témoigne Adboulmusawer. Originaire d’Afghanistan, le jeune homme de 26 ans a vécu deux ans à La Cabrery avant d’obtenir le statut de réfugié politique. Il vit désormais à Marseille pour avoir des sources de revenus mais revient régulièrement. « J’aime trop travailler la vigne et le jardin. Je suis obligé d’aider ma famille mais si j’avais pas tous ces problèmes, je vivrais à Longo Maï. » Actuellement, plusieurs collectifs et lieux, dont La Cabrery et le Mas de Granier, réfléchissent à des possibilités de faciliter la régularisation de personnes sans papiers, notamment à travers le statut d’organisme d’accueil communautaire et d’activité solidaire (Oacas) (5).

Des chantiers et dégustations en mixité choisie

Depuis quelques années, le collectif de La Cabrery s’est beaucoup renouvelé, avec une nouvelle génération qui apporte ses nouveaux questionnements. Si les différences inter-générationnelles sont considérées comme une grande richesse, les divergences de point de vue sur les rapports de domination entraînent parfois des crispations. « Le féminisme a été longtemps un angle mort à Longo Maï, constate Lucile. J’avais écrit un article sur un chantier soudure en mixité choisie pour notre journal Des nouvelles de Longo Maï. Il a fallu insister pour pouvoir le publier ! »
« Quelle est la différence entre du vin naturel et un espace en mixité choisie ? me demande Lucile. L’un est sans intrant et l’autre, sans intrus. » Au sein de sa coopérative, la Cabrery a invité le collectif Œnologouine pour une dégustation de vin en mixité choisie, par exemple. Les habitant·es font aussi de la discrimination positive sur les tâches attribuées habituellement aux hommes cis, par exemple. En 2022, la Cabrery a organisé une semaine de réflexion sur les différentes formes de domination sexistes, racistes, queers et validistes, rassemblant une trentaines de personnes issues des différentes coopératives. « La base de notre fonctionnement c’est quand même la douceur, le temps de l’écoute et de l’échange, la compréhension mutuelle, le lien humain, le collectif, quoi ! », précise Lucile.

« On est dans la recherche d’une alternative antipatriarcale, anticapitaliste et antiraciste mais notre modèle pose question, estime Colette, une autre habitante. Le système de financement par la suisse est super confortable : il permet de mener beaucoup d’activités politiques ou d’expérimentations agricoles. Mais ça rend plus difficile de comprendre la réalité des personnes du champ en face de nous. Et puis, on est socialement très homogène à la Cabrery : des jeunes, globalement citadins, diplômés, issus de classes moyennes et supérieures, ajoute-t-elle. Quels sont nos liens avec les quartiers Nord de Marseille ? Comment aller plus loin et donner accès à ce lieu magnifique à des personnes qui n’ont pas les mêmes privilèges que nous ? »
Le défi est désormais à la transmission. La structure de Longo Maï et toutes les activités supports associées comme la comptabilité, l’administratif, la recherche de fonds, essentielles à son bon fonctionnement, reposent principalement sur quelques aînées, qui vont devoir s’arrêter dans les prochaines années. Comment le réseau va-t-il réussir à se maintenir et à se renouveler ? La suite est à écrire.

Contacts :
• La coopérative La Cabrery : 630 route de Peypin, 84240 Vitrolles-en-Lubéron, tél : 04 90 77 87 28, www.lacabrery.org.
• Le collectif Œnologouine : oenologouine (at) gmail.com.
• L’association Terres vives Pertuis : 644 chemin Saint-Martin, 84120 Pertuis terresvivespertuis (at) protonmail.com, https://terresvivespertuis.wordpress.com.

(1) Une tonne de raisin est vendue à une coopérative, par manque de place pour tout vinifier sur place.
(2) La part des dons dans le budget global est très variable selon les coopératives. La coopérative forestière de Treynas, en Ardèche, a été autosuffisante pendant plusieurs années. À l’opposé, la coopérative historique de Limans, dans les Alpes-de-Haute-Provence, sollicite plus de soutien car elle a un centre politique et social très fort.
(3) Voir « Pour la défense de la Zone à patates », Silence, no 512, juillet 2022.
(4) Le gouvernement a réalisé une carte de France des 42 sites sous surveillance, publiée dans le Journal du Dimanche le 2 avril 2023.
(5) Ce statut est utilisé dans les communautés Emmaüs. Les personnes accueillies par ces structures travaillent en échange d’un hébergement et d’un soutien financier puis, au bout de trois ans, peuvent faire une demande de régularisation. Voir l’article « A4, des papiers…et des terres pour s’installer ! », Silence no 525, octobre 2023.

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