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Les mirages écolo-sécuritaires de la voiture autonome

Laurent Castaignède

Après avoir supprimé le « chauffeur-mécanicien » embarqué au début du 20e siècle, la voiture « moderne » entreprend aujourd’hui d’exclure la personne au volant.

Ce texte est extrait et adapté de Airvore ou la face obscure des transports de Laurent Castaignède aux publié éditions Écosociété.

Après un demi-siècle de tâtonnements technologiques dans les laboratoires de recherche, la voiture qui se conduit toute seule, véritable « ordinateur sur roues », n’est devenue que récemment la tête de gondole de salons automobiles toujours plus high-tech, où elle semble faire l’unanimité des bonnes consciences avant-gardistes.
Les premières expérimentations de flottes en milieu urbain ont démarré (1) et les grands États se pressent pour être le théâtre de leur déploiement.
Le discours ambiant la présente comme conçue pour optimiser l’efficacité de la mobilité urbaine des personnes, minimisant son impact environnemental par une conduite parfaitement adaptée et évitant tout risque d’accident grâce à ses multiples capteurs et à son intelligence artificielle connectée. La voiture autonome, c’est LA solution à tous nos problèmes de congestion, de pollution, d’accidents, de rage au volant ; elle nous promet simplement le bonheur du déplacement individuel urbain sans stress, toujours ponctuel. Du point de vue des constructeurs automobiles perpétuellement en quête de relais de croissance sur des marchés occidentaux matures, cela fleure bon l’Eldorado… ou alors le fiasco, si cette voiture leur échappe, par exemple au profit de multinationales de l’électronique et du big data qui y voient, elles aussi, un puissant outil de développement. Une telle situation, inédite, intrigue. [...]
Que penser de la voiture autonome ? Que fera réellement l·a passager·e une fois monté·e à bord ? Quel est le véritable modèle économique qui sous-tend cette technologie ? Son prix d’usage sera-t-il le reflet de ses coûts directs, ou bien sera-t-il particulièrement aguicheur, maintenu bas par la « création » indirecte de valeur associée à la « mise à disposition d’un corps humain entièrement disponible » (2) ?
Concernant l’impact environnemental de la voiture autonome, doit-on en déduire que la moindre pollution kilométrique promise par sa conduite automatisée entraînera nécessairement une baisse des émissions ? Au niveau global, l’affaire est presque entendue : la surconsommation d’énergie des centres de serveurs connectés qu’elle sollicite en roulant promet une consommation énergétique démultipliée. Au niveau local, la pollution sera également affectée, vu la poursuite probable de l’étalement urbain, fléau énergétique de nos sociétés occidentales hyper motorisées — nord-américaines en tête. […] Vu la possibilité d’y finir sa nuit, d’y prendre son petit déjeuner, d’y commencer sa journée de travail, voire d’assurer un environnement plus tranquille qu’un simple fauteuil chez soi ou au bureau parmi ses collègues, elle étend largement la durée maximale de trajet. Avec de subtiles marges arrière et des airs de « transport en commun individualisé », elle assouplit la contrainte budgétaire en garantissant un coût des plus concurrentiels. [...]
Aujourd’hui, l’accès instantané à la mobilité motorisée, via la digitalisation de la commande sur les plateformes gérant des parcs « optimisés » de véhicules (provisoirement avec chauffeu·se) se développe rapidement. La baisse du coût d’accès qu’elle permet annulera-t-elle tout espoir de réduction des impacts ? Que dire, dans un tel contexte, de l’accès qui pourrait être offert à des personnes n’ayant pas aujourd’hui la possibilité de conduire une voiture, tels les jeunes ou bien les personnes âgées, population « moins autonome » ? Comment distinguer la part « substitutive » des déplacements — ceux qui se seraient quand même faits sans elle— de la part « additive » — qui en ajoute de nouveaux ? À l’image de la généralisation du téléphone portable parmi les enfants occidentaux, conséquence du besoin d’apaisement de parents soudainement désireux de pouvoir joindre leur progéniture en permanence, la voiture autonome dispose d’un boulevard sécuritaire : habilement présentée comme plus « rassurante » que le vélo, les transports en commun ou même la marche à pied (dont on aura préalablement mis en exergue quelques dangers ciblés), la voiture autonome pourrait partir à la conquête de la mobilité des déplacements scolaires et de ceux des retraité·es âgé·es. Plus généralement, ce ressort sécuritaire pourrait l’emmener à concurrencer l’ensemble du secteur des modes doux, en encombrant les métropoles d’une multitude de déplacements motorisés supplémentaires. Sur les longues distances, elle permettrait de faciliter, et donc de multiplier, les longs trajets routiers directs actuellement impensables sans se relayer à plusieurs conduct·rices. On commanderait sa voiture le soir après souper devant sa porte et on se réveillerait le lendemain matin, à l’adresse de son rendez-vous, à 800 km de là, après une bonne nuit de sommeil et même un petit déjeuner au lit. Avec la voiture autonome, et au-delà le mini-hélicoptère autonome grâce auquel le·a passager·e volerait comme un gros scarabée programmé, le rêve de la téléportation n’est plus bien loin.
Autorisant un usage quasi illimité, menaçant les emplois de chauffeur, la « robotisation de la route », acte ultime de son « ubérisation », pourrait, en intensifiant le déploiement de nouvelles infrastructures et en démultipliant les trajets, devenir la pire erreur technologique de l’histoire de l’automobile. Concrètement, on ne sait si le véhicule autonome, par addition de déplacements, provoquera une catastrophe environnementale, si par substitution il entraînera une déroute sociale, ou s’il engendrera les deux à la fois.
Philosophiquement, on peut se demander si, dans un tel contexte, c’est le support de la mobilité qui doit « naturellement » devenir autonome ou si c’est l’humain qui doit lutter contre cette évolution technologique pour le rester.

(1) À Singapour dès août 2016 et à Pittsburgh dès septembre 2016.
(2) Patrick Le Lay, ancien PDG de la chaîne de télévision TF1, indiquait que « ce que nous vendons [à nos annonceurs], c’est du temps de cerveau humain disponible ». Les dirigeants face au changement, Les associés d’EIM, Paris, Éditions du huitième jour, 2004.

Airvore ou la face obscure des transports,
Chronique d’une pollution annoncée

Laurent Castaignède, éd. écosociété, 2018, 368 p., 25 €
Comment dompter ces « monstres modernes », ces « dinosaures airvores », que sont les transports motorisés ? Après une longue enquête historique et sociologique, des balbutiements de ces transports à nos jours, l’auteur s’interroge sur l’écart entre les progrès techniques accomplis pour réduire la pollution et les résultats catastrophiques constatés. Il nous délivre une liste exhaustive des fausses solutions, détaillant techniquement chacune de leurs tromperies. Enfin, il nous propose un ensemble de mesures à prendre dès aujourd’hui, pragmatiques dans nos sociétés soumises à la « culture de la mobilité motorisée ».

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