Dossier Emploi Société Travail

Syndicats : dépasser le productivisme ?

Didier Harpagès

Auteur d’ouvrages sur la décroissance, Didier Harpagès revient sur le riche héritage du syndicalisme et questionne les difficultés de celui-ci à se transformer pour épouser la nécessaire révolution écologique à mettre en œuvre.

Outil précieux de réflexion pour l’ensemble des travailleu·ses, et plus particulièrement pour les ouvri·ères, le syndicat leur permet de prendre conscience d’eux et d’elles-mêmes, de s’affirmer, de s’organiser face à l’État et au patronat. Il peut entraîner dans les luttes celles et ceux qui, courbant encore trop souvent l’échine, sous-estiment le pouvoir de leur propre indignation. Au regard de l’itinéraire emprunté par le monde ouvrier depuis le milieu du 18e siècle et de la création d’un marché du travail au siècle suivant, l’activité des organisations syndicales françaises et européennes est digne d’éloges, en dépit de certaines ruptures et d’une posture devenue peu à peu trop complaisante avec les pouvoirs économique et politique. Le travail des enfants a été aboli, celui des femmes et des hommes réglementé, la durée du labeur quotidien sensiblement réduite. La protection sociale s’est progressivement imposée comme une évidence.
Charles Piaget, militant syndicaliste à la CFDT et figure emblématique du conflit mené à l’usine horlogère Lip de Besançon entre avril 1973 et mars 1974, a su témoigner des effets formateurs de la lutte collective. Les « Lips » sont sortis grandis de cette aventure, ils et elles se sont affirmé·es, ont découvert la solidarité et appris à réfléchir. Cette action collective, servie par une organisation syndicale encore éloignée de toute stratégie d’accompagnement du capitalisme [1], fut l’occasion de déclencher, parmi les salarié·es, un vaste mouvement d’appropriation du savoir, monopole exclusif, jusque-là, des patrons, des cadres, ingénieurs et techniciens.

Produire une identité collective

Les mouvements sociaux, dont les syndicats demeurent la figure de proue, sont producteurs d’identité collective – le « nous » y prend l’ascendant sur le « je » – et peuvent encore influencer les choix politiques. Pourtant, nul ne peut ignorer aujourd’hui la crise du syndicalisme dont les aspects les plus visibles sont le recul significatif du taux de syndicalisation en France depuis la Libération et la baisse importante du nombre de conflits du travail au cours des trente dernières années. Paradoxalement, le chômage de masse et la précarisation des emplois dissuadent leurs victimes de défendre des intérêts légitimes par l’action collective.

« Qu’importe le produit pourvu qu’on ait le salaire » ?

Marx avait décrit l’ambivalence et l’ambiguïté du rapport entre capitalistes et prolétaires, ce couple infernal et pourtant indispensable à la survie du système de production. Le ou la prolétaire est contraint·e de vendre sa force de travail au propriétaire du capital dont il ou elle devient, à son insu, complice. Les premi·ères déclarent volontiers : « Qu’importe le produit pourvu qu’on ait le salaire ! » Les seconds ajoutent : « Qu’importe le produit pourvu qu’on ait le profit ! » Les « frères ennemis » obéissent à la même rationalité économique et participent conjointement à la libération de la croissance. Cette complicité objective s’établit également entre patronat et syndicat. Pour l’un comme pour l’autre, les individus sont des travailleurs, des forces de production mais aussi des forces potentielles de consommation. En accordant la priorité absolue aux revendications salariales, les syndicalistes apportent leur soutien à l’ordre marchand sans dépasser l’antagonisme de classes.

La redistribution du travail, un axe prioritaire

Il devient désormais légitime et urgent de faire de la question de la redistribution du travail l’axe prioritaire de la lutte syndicale. Une conception nouvelle du syndicalisme doit en outre métamorphoser les travailleu·ses en citoyen·nes et même en consommat·rices vigilant·es, membres d’une collectivité plus large que celle de l’usine. A l’instar de la CFDT autogestionnaire des années 1970-1980, le nouveau syndicat doit fournir un cadre de réflexion grâce auquel les salarié·es pourront se donner les moyens de questionner les choix politiques, économiques et techniques faits en leur nom. Ainsi, par exemple, les travailleu·ses du nucléaire ne peuvent plus feindre d’ignorer, au nom de la seule préservation de l’emploi, tous les enjeux environnementaux qui entourent l’activité de leur entreprise.

La « dédensité »
Maurice Belongey, militant de la CFDT, proposa, en 1962, la notion ambitieuse de « dédensité », qui dessinait le projet de petites cités-villages implantées en des lieux retenus selon des critères écologiques précis, et accompagnées par une déconcentration industrielle. L’objectif était de favoriser une décroissance des transports, de tourner le dos au système des grandes villes et d’améliorer la santé des populations. Dans une perspective décroissante, des réflexions aussi lumineuses que celle de M. Belongey devraient figurer au coeur du programme d’action des syndicats.

Le mouvement syndical ne pourra entreprendre sa métamorphose que si ses dirigeant·es daignent réexaminer le schéma classique du marxisme, schéma dont il semblait légitime de s’inspirer à l’aube de l’industrialisation.
Les nouveaux mouvements sociaux nés, durant la période féconde de l’après mai 1968, à l’écart de la plupart des grands appareils syndicaux, furent les premiers à déployer des banderoles où s’inscrivaient l’antimilitarisme, l’anti-impérialisme, le tiers-mondisme, le féminisme, l’antiproductivisme et, bientôt, l’altermondialisme. Une grande partie de ces courants de pensée alternatifs et créatifs, dotés d’une radicalité certaine, alimentent les formes nouvelles de luttes sociales, présentes et futures (comme l’expérience des ZAD ou le « mouvement des places », attentifs à la convergence des luttes), auxquelles l’action syndicale devra s’ouvrir, au risque de se dévitaliser en se laissant ronger par le corporatisme et le conservatisme.

Didier Harpagès est l’auteur de Mourir au travail ? Plutôt crever ! Ce qu’est le travail, ce qu’il pourrait être (Le Passager clandestin, 2017).
Il est le coauteur, avec Serge Latouche, de Le Temps de la décroissance (Le Bord de l’eau, 2011). Il a également publié Questions sur la croissance – mythes et perversités (Sang de la terre, 2012).

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Notes

[1On pouvait lire, en 1965, dans la revue Syndicalisme hebdo éditée par la CFDT : « Le syndicalisme ne peut s’installer dans la facilité d’une société de consommation où il abdiquerait l’essentiel de sa raison d’être. Si le capitalisme a changé de forme sous la poussée des importants progrès scientifiques et techniques de ces dernières années, il n’a pas pour autant changé de nature : il reste le régime d’exploitation de l’homme par l’homme » (cité dans Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », La Découverte, 2013, pp. 240-241).

[2On pouvait lire, en 1965, dans la revue Syndicalisme hebdo éditée par la CFDT : « Le syndicalisme ne peut s’installer dans la facilité d’une société de consommation où il abdiquerait l’essentiel de sa raison d’être. Si le capitalisme a changé de forme sous la poussée des importants progrès scientifiques et techniques de ces dernières années, il n’a pas pour autant changé de nature : il reste le régime d’exploitation de l’homme par l’homme » (cité dans Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », La Découverte, 2013, pp. 240-241).

[3On pouvait lire, en 1965, dans la revue Syndicalisme hebdo éditée par la CFDT : « Le syndicalisme ne peut s’installer dans la facilité d’une société de consommation où il abdiquerait l’essentiel de sa raison d’être. Si le capitalisme a changé de forme sous la poussée des importants progrès scientifiques et techniques de ces dernières années, il n’a pas pour autant changé de nature : il reste le régime d’exploitation de l’homme par l’homme » (cité dans Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », La Découverte, 2013, pp. 240-241).